Mais gare à ne pas finir comme d'autres prodiges, trop vite brûlés!
Déjà qu'ils avaient tous un peu le béguin pour la petite Hingis. Là, ce fut carrément le coup de foudre pour les 16 000 spectateurs du court central de Melbourne. Toute frêle, Martina venait de réussir un service calculé à 160 km/h pile, une véritable bombe pour elle. «Ouah, c'est mon record», s'exclama-t-elle, en faisant sourire le public. Son adversaire de ces huitièmes de finale, l'immense Hollandaise Brenda Schultz, dotée aussi d'un solide sens de l'humour, se recula alors ostensiblement loin de la ligne de fond, comme pour prévenir un nouveau missile. Et que fit Martina? Elle servit «à la cuillère», par en bas, comme le font les gosses à leurs débuts et surtout comme le réussit un certain Chang lors d'un duel resté légendaire contre Lendl à Roland-Garros. Une sorte de clin d'oeil. Martina perdit le point et alors? «C'était juste pour mettre un peu de fun», dira-t-elle plus tard, tandis que tous les commentateurs s'extasiaient devant une telle dextérité. «Regardez cette gamine, elle a gardé son esprit ludique. Elle s'amuse sur un court, elle joue vraiment avec la balle», disait, par exemple, Bud Collins, le célèbre reporter d'ABC, la chaîne américaine.
Les organisateurs des Internationaux d'Australie auraient souhaité un nouveau duel Graf-Seles, à l'instar de l'US Open, comme attraction du tournoi féminin. L'Allemande ayant déclaré forfait sur blessure, il fallait trouver un nouveau piment. Alors, les jours précédents, toute la presse, toutes les TV se sont ruées sur celle qu'on présente comme le Mozart du tennis, Martina Hingis, la petite Suissesse de Trübbach, ce prodige de 15 ans et trois mois. Martina, sa vie, son oeuvre, sur deux pages dans le «Sunday Age», le principal journal de Melbourne, Martina à l'école, Martina et son cheval en ouverture du 20 heures à la télé. Et force est de constater que les médias australiens ont visé juste: qu'elle ait ou non franchi les quarts de finale, Martina restera comme l'une des principales vedettes du tournoi.
MARTINA REMPLIT LES GRADINS Programmée trois fois sur le central, elle a presque à elle seule rempli les gradins, chose rare dans un tennis féminin qui ne fait plus guère recette. On voulait voir la petite fée, celle qui défie les grandes, les grosses, les brutes, la gamine qui se joue des adultes. On voulait voir le génie, l'intelligence, la subtilité dompter la force. Comme une bouffée de nostalgie, un peu de grâce et de fraîcheur dans ce tennis de cogneuses. Et on n'a pas été déçu. Paulus l'Autrichienne et ses coups droits dévastateurs? Renvoyée à ses études. Les 190 centimètres et les 85 kilos de la Hollandaise Schultz, reine des services canons? Inexistants. Battue en deux sets secs. «Je savais que si je maintenais la balle trois ou quatre fois dans le court, je la pousserais à la faute», disait Hingis, avec cette sûreté mêlée d'innocence, après s'être ainsi qualifiée pour la première fois de sa jeune carrière pour les quarts de finale d'un tournoi du Grand Chelem. Schultz commit pas moins de trente-cinq fautes directes, Hingis trois.
Comment le public australien ne serait-il pas tombé sous le charme? La musculature des joueuses a tendance à enfler démesurément, Hingis reste toute fine. Les autres ahanent à chaque coup, courent dans tous les sens, rament, s'acharnent, frappent, finissent à bout de force, laborieusement. Martina semble aimanter la balle, deviner où elle va et donne une formidable impression de facilité. «C'est comme si elle avait déjà vu le film de ses matches au préalable», dit aussi un commentateur. «Elle a le sens de l'anticipation, elle sait lire le jeu, et ça, c'est un don, analyse Stefan Oberer, le coach de Marc Rosset, qui l'a suivie durant une bonne partie de son aventure australienne. Elle sait aussi frapper la balle sitôt après le rebond, ce qui lui permet d'utiliser la puissance de ses adversaires.» Sans oublier un formidable sens tactique, un art unique de tirer profit des faiblesses de l'adversaire. «Prenez le match contre Anke Huber, une des dix premières mondiales, à la Hopman Cup, poursuit Stefan Oberer. Au premier set, Martina a été débordée en quinze minutes: 6-2. Le temps de comprendre le jeu de sa rivale, de s'adapter, puis Huber n'a plus existé, elle n'a plus touché la balle.» Et puis Martina sourit, ce qui est peut-être plus important encore. Elle sait jouer avec le public. Elle séduit. Un peu comme Seles et Agassi à leurs débuts. Elle a l'air heureuse d'être là, ce qui n'est pas le cas de tout le monde.
«C'est un peu comme si elle passait de grandes vacances sur le circuit. Tout baigne pour elle en ce moment. Elle est hyper-décontractée», explique Marc Rosset, qui a fait équipe avec elle à la Hopman Cup. Il a passé le soir du Nouvel-An dans un hôtel de Perth avec elle, sa mère et Oberer, et il ne s'est pas ennuyé une seconde. «Entre nous, on parle anglais. Un rien l'amuse. Elle a tenu jusqu'à minuit, elle a dansé.» Stefan Oberer estime que, pour l'heure, Mélanie, la maman, joue parfaitement son rôle de coach protecteur, toujours soucieuse de soustraire sa fille à la pression ambiante et à de trop nombreuses sollicitations. «Pendant la Hopman Cup, elle sont souvent allées toutes les deux faire du cheval, histoire de se changer les idées. C'est rare de voir ça, dans ce milieu.»
Tableau idyllique. Mais le sera-t-il longtemps? Pour l'heure, de toute évidence, Martina a mangé son pain blanc. Elle a survolé la catégorie juniors puis elle n'a cessé de progresser au classement depuis son passage chez les pros, il y a quinze mois, avant de gagner ses vrais galons de star lors de ces Internationaux d'Australie. «On en est encore au stade où toutes les autres joueuses ont peur de se faire ridiculiser par cette gamine de génie, analyse François Fragnière, le mari de Manuela Maleeva, l'ex-première joueuse helvétique, qui a longtemps fréquenté le circuit. Hingis est sur toutes les lèvres, Hingis fait peur. Mais bientôt, on la connaîtra mieux, les coaches prépareront des tactiques anti-Hingis, ce qui n'est pas encore le cas aujourd'hui.» Et plus Martina montera au classement, plus la pression sera grande sur elle. «D'ici quelques mois, si tout se passe bien, elle figurera dans le fameux top ten, les dix meilleures. Et là, pour s'y maintenir, vous n'avez plus droit à l'erreur, vous devez gagner neuf matches sur dix, semaine après semaine, et toutes les autres joueuses rêvent de vous battre. La situation a quelque chose d'inhumain à la longue, croyez-moi.»
L'ADOLESCENCE, L'HEURE DU RAS-LE-BOL Aujourd'hui, Martina évolue encore dans un cocon. Un règlement destiné à protéger les jeunes joueuses de l'overdose ne l'autorise à disputer que quinze tournois cette saison. Mais dès l'année prochaine, âgée de 16 ans, elle tournera à plein temps sur le circuit. Comment réagira-t-elle en cas de mauvaise série, de petites régressions comme l'avaient connu Seles et Agassi après des ascensions fulgurantes? D'autant que la presse risque de devenir plus gourmande. «Aujourd'hui, quoi qu'elle fasse, les journalistes n'osent pas s'en prendre à elle parce qu'ils la considèrent comme une gosse. Mais cela va vite changer, croyez-moi, je suis bien placé pour en témoigner», ironise Marc Rosset.
On ne compte plus le nombre de jeunes prodiges grillées trop vite par le tennis. Capriati, considérée aux Etats-Unis comme la nouvelle Evert, plus jeune vainqueur d'un tournoi à 13 ans, et qui a ensuite sombré dans la délinquance; Jäger, autre Américaine, qui a tout plaqué à 18 ans à peine après avoir été finaliste à Wimbledon. L'adolescence sonne souvent l'heure du ras-le-bol, ras-le-bol d'un milieu étouffant, de parents souvent oppressants qui misent tout sur la carrière de l'enfant et le suivent pas à pas. «J'ai arrêté à 19 ans parce que je ne voulais plus être la petite poupée de mon papa», avait justifié Jäger. «Je sais que j'ai trahi mon père en ne devenant pas la joueuse qu'il voulait que je sois, mais tant pis, j'existe», disait aussi la Hongroise Temesvari, qui a déposé sa raquette à 18 ans, après avoir figuré dans le top ten trois ans plus tôt. «A cet âge-là, les jeunes sportifs découvrent souvent la sexualité, ressentent l'envie de se libérer et se rendent compte que ce n'est pas forcément en tapant dans une balle ou en passant des piquets à longueur de journée qu'on s'épanouit. Toutes disciplines confondues, je ne sais combien arrêtent à ce moment-là, même s'ils sont pleins d'avenir», explique François Moudon, spécialiste en médecine sportive.
Derrière l'ascension des bébés champions se cache, presque dans chaque cas, l'ambition, parfois démesurée, du père ou de la mère. A l'âge de trois ans, Monica Seles devait réussir à viser des ours en peluche alignés en fond de court pour pouvoir ensuite s'amuser avec ses «victimes». Idée de Karoly, le papa. «Mary, tue cette garce!» hurlait aussi régulièrement John, le père de Mary Pierce, au bord des courts, alors que sa fille avait à peine huit ans. «Parfois, il arrivait même qu'il me batte après un mauvais match», a raconté la championne française. Par la suite, les parents quittent souvent tout, métier, maison, pour suivre la prodige et forment des clans hermétiques sur le circuit. Les Sanchez, les Seles, les Graf, les Martinez ne s'adressent jamais la parole, s'ignorent totalement. Climat de haine sur fond de millions de dollars. «C'est un monde de fous, de rivalités extrêmes», résume François Fragnière.
DÉJÀ DES SIGNES DE LASSITUDE Sans excès pour l'heure, l'histoire de Martina ressemble pourtant étrangement à celle de ces stars. Ex-championne tchèque, Mélanie, sa maman, lui a mis une raquette dans les mains alors qu'elle avait deux ans. A quatre, Martina jouait son premier tournoi. A sept, sa mère lui faisait affronter des adultes pour développer son intelligence de jeu, si précieuse aujourd'hui. Et, sur le circuit, le clan Hingis existe bel et bien. «C'est comme si elles vivaient en fusion totale, raconte une joueuse. Dans les vestiaires, elles se chuchotent des choses en tchèque sans adresser une parole ni un regard aux autres.» Et gare: à lire ses récentes interviews, on décèle déjà une forme de lassitude chez Martina. Préfères-tu le cheval ou le tennis? «Oh, le cheval! Le tennis, des jours, c'est déjà presque un travail pour moi.» Et de quoi rêves-tu en dehors des courts? «D'être plus vieille, de pouvoir sortir et rencontrer des amis.»
Reste que, pour l'heure, Martina Hingis fait rêver. Rêver les spectateurs. Rêver les sponsors. Car, plus qu'une étoile montante, on voit en Martina celle qui est susceptible de sauver un tennis féminin en mal désespéré de stars, en chute libre dans les audiences TV. Graf est sur le point de se retirer, Seles a perdu de son aura, et ni Sanchez ni Martinez ne sont des canons de beauté. Hingis, elle, a tout pour plaire. Frimousse espiègle éclairée d'un joli sourire, charmantes gambettes et du charisme à revendre. Parlez-lui de son match, de son cheval, de la Suisse, elle trouvera toujours quelque chose de pas si banal à dire, dans un anglais qu'elle maîtrise déjà parfaitement. Omega vient de lui faire signer un contrat. Des marques de vêtements lui font les yeux doux.
Ne te laisse pas dévorer, Martina!
Bertrand Monnard
© L'HEBDO N° 4, 25 janvier 1996