«Elle est entrée dans le jeu comme Alice dans son rêve»


En exclusivité, un extrait du livre d'Etienne Barilier, «Martina Hingis ou la beauté du jeu», co-édité par «L'Hebdo» et les Editions Zoé. L'épisode retrace le premier match chez les pros de la jeune prodige. Son style et son talent y éclatent déjà.


La première adversaire de Martina Hingis, en ce 4 octobre 1994, à Zurich, se nomme Patty Fendick. Elle est Américaine, et classée au quarante-cinquième rang mondial: seules quarante-quatre filles, dans le monde, peuvent prétendre à mieux. C'est une habituée du circuit, au jeu solide, à la force visible, un vigoureux talent qui ne le cède qu'aux talents rares. Elle vient d'un pays qui ne s'embarrasse pas de complications mentales: pour gagner il faut se battre. Et qui se bat bien gagne toujours. Ainsi l'on fait fortune, dans la vie ou dans le jeu. Mlle Fendick n'a pas l'air effrayée par la fragilité de cette petite nouvelle, d'une jeunesse touchante et prometteuse, mais qu'il s'agit au demeurant, comme disent les journalistes, de «renvoyer à ses études», donc, très précisément, de corriger, avant de lui faire ses bons voeux, comme fait la maîtresse à l'écolière, au premier jour des vacances.

Au tennis, on appelle «échauffement» ce moment capital, précédant la partie, et qu'il faudrait plutôt nommer «exposition», au sens à la fois pictural et dramatique du terme: les joueurs montrent leurs gestes et, sans le vouloir, sans y songer, tout en posant le décor, exposent leur personnalité. En ces instants l'agressivité le cède entièrement, rituellement, à la parfaite courtoisie: on offre la balle au coup droit, au revers du vis-à-vis, puis à sa volée, puis à son smash. On fait tout pour lui être agréable. On esquisse un geste d'excuse quand par hasard on place une balle hors de sa portée. Armistice avant la guerre, mise à terre de la violence. Ainsi du geste des boxeurs qui, avant chaque reprise, se touchent du bout de leurs gants.

Rare aubaine pour le spectateur: il peut étudier les gestes de chacun des joueurs, sans se préoccuper de la réaction adverse, sans être obnubilé par l'angoisse du résultat. Il peut fixer en permanence les regards sur l'individu qui propulse la balle, et non chavirer sans cesse de gauche à droite et de droite à gauche, comme il sera contraint de faire durant la partie. Les adversaires, donc, se renvoient la sphère jaune comme une politesse, à coups de raquette aimablement académiques. Et voici: dans le geste le plus simple, le plus banal, le plus élémentaire, chaque joueur est tout entier, comme le toucher du grand pianiste est déjà dans ses gammes. Apprécions ce toucher à l'état pur: les coups de la partie, ceux qui devront gêner l'adversaire au maximum, ne seront pas différents, en leur essence, de ceux que nous admirons maintenant.

Et c'est confirmé: la nouvelle venue n'a pas de raquette. Du moins, son instrument de jeu n'est-il pas un prolongement de son bras, mais une expression de son être. Si l'on veut à tout prix parler d'instrument, il faudrait songer au miroir dont l'enfant facétieux modifie imperceptiblement l'orientation pour envoyer dans les yeux de son vis-à-vis, où qu'il coure, les rayons du soleil le plus vif.


Le match a commencé. La courtoisie a fini. Qu'est-ce que Martina Hingis va pouvoir opposer à la force et l'expérience de son adversaire? A la force, surtout? Le début confirme les pires craintes. L'enfant perd son service d'emblée, et, dans le public paternel et chaviré, ce sont des mains moites d'angoisse qui s'efforcent d'applaudir son premier point gagné. Mais lentement, imperceptiblement, les choses évoluent. On se prend à respirer; l'espoir change de camp, le combat change d'âme, ou plutôt l'âme et l'esprit de la cadette commencent de s'imposer à ceux de l'aînée. Comment cela se peut-il, puisque les coups de Martina ne sont pas plus forts que durant les premiers échanges?

On ne comprend pas bien. On est soulagé, le spectre de la correction s'éloigne. Mais on ne comprend pas. Ce que l'on voit, ce que l'on continue de sentir avec appréhension, c'est la notoire disproportion des forces. C'est que le premier service de Martina, joliment placé, juste et clair et mince comme la note exacte d'un violon, manque décidément de puissance; et que le deuxième, léger comme ces harmoniques suraiguës que le violoniste crée en effleurant la corde de son doigt, est infiniment trop ténu. Dans les échanges, si la cadette arrive maintenant à répliquer, elle ne fait guère que cela. Elle ne dicte pas le rythme. Question de force, là encore. Et pourtant, sans qu'on appréhende mieux la raison du mystère, Martina gagne des points, et des jeux. Gagne le premier set 6 à 4. Le second, 6 à 3.

Martina Hingis a remporté son premier match professionnel, sans éclat particulier, et pour des motifs subtils. C'est ainsi qu'au jeu d'échecs, on parle de victoire positionnelle plutôt que de victoire tactique: imperceptiblement, discrètement, la nouvelle venue a su conduire son adversaire à l'erreur, lui faire exagérer la longueur de ses coups, arriver en retard sur des balles qu'elle avait elle-même accélérées. Son jeu se contente de comprendre discrètement le jeu de l'adversaire, pour le contenir, le contrecarrer, le désarmer.

Comme le diront les commentateurs, Martina sait «s'appuyer» sur le jeu de l'adversaire, profiter de sa force. C'est aussi ce que font les minces judokas, capables de déséquilibrer des géants. Autre commentaire classique, et souvent entendu: «Elle a un aimant dans sa raquette». Jolie métaphore, mais qui n'explique rien. A moins qu'on la prolonge et qu'on la prenne au mot: si cette enfant parvient à aimanter la balle, c'est simplement parce qu'elle est tout entière, et tout à fait littéralement, entrée dans le jeu, comme Alice dans son rêve. C'est qu'elle aime spontanément, intensément, l'espace et le temps du jeu, plus intenses et plus légers que ceux de notre quotidien.

Ce que Martina Hingis a d'abord montré, c'est une intelligence que le journal «Le Monde», alors qu'elle n'avait que douze ans, avait déjà constatée, saluant sa «clairvoyance sidérante», vertu propre à déjouer le «surplus de puissance de son adversaire qui, un instant auparavant, la mettait hors de portée de la balle». Le journaliste éberlué résumait alors son sentiment en ces termes: «Elle a fait exactement ce qu'il fallait faire au moment précis où il fallait le faire.» On dira que c'est la moindre des choses, et que tout joueur, tout être humain se voit requis d'accomplir cette même tâche élémentaire: faire ce qu'il faut quand il le faut. Eh oui. Mais le plus élémentaire est aussi le plus mystérieusement difficile. La simplicité, conquête suprême, ou grâce insigne.

Voilà, c'est tout simple, elle a remporté le match, face à une adversaire qui pourtant serrait les lèvres, s'appliquait, frappait, ne semblait pas disposée à croire aux miracles, et n'avait pas le moins du monde perdu son allure de maîtresse d'école, aimable mais énergique. Victoire étonnamment silencieuse, énigmatique, irréelle. On se serre la main, ce sont les vacances, et la maîtresse d'école devra faire preuve de sagesse adulte, pour pardonner à l'élève d'avoir corrigé son devoir devant des milliers de spectateurs et des dizaines de journalistes. A la conférence de presse, Patty Fendick ne pourra s'empêcher de pleurer.


Au tour suivant, dans ce même tournoi de Zurich, Martina Hingis rencontrera Mary Pierce, alors au meilleur de sa puissance. Nous ne sommes pas encore en finale de l'Open d'Australie, ce 25 janvier 1997, où la joueuse française, magnifiquement «retrouvée», sera pourtant perdue sans rémission. A Zurich, en 1994, l'intelligence et la finesse ne suffisent pas. Tout va quand même trop vite et trop fort pour une petite fille qui tend ses pièges comme un lutin de conte de fées tendrait ses toiles d'araignée argentées, où l'adversaire doit se prendre; il s'y prend en effet, mais ne s'en aperçoit même pas, et les piétine simplement, ces filets trop fragiles.

Les mois suivants, Martina Hingis confond dans sa faiblesse des joueuses de plus en plus puissantes. Mais son intelligence et son intuition ne lui permettent pas encore de défier les toutes premières. Et les réserves d'énergie lui font encore défaut, qui lui vaudraient d'aligner les victoires dans un même tournoi. Si bien qu'elle ne battra pas tous les records de précocité. On sait par exemple qu'elle ne sera pas la plus jeune à remporter un tournoi officiel - pour cela, elle attendra même l'âge canonique de seize ans sonnés. Martina Hingis ne fait donc pas aussi bien que d'autres enfants prodiges: Tracy Austin et Andrea Jaeger, ou plus récemment Monica Seles et Jennifer Capriati. De ces quatre jeunes filles, cependant, il apparaît que seule Monica Seles a tenu toutes les promesses de sa quinzième année.

On a dit que les trois autres, poussées par leurs parents et leur entourage comme ces fleurs qu'on fait croître trop vite en les arrosant d'eau chaude, se sont fanées en conséquence. On a beaucoup parlé, non sans raison, de la folie et de la perversion du sport de haute compétition, des ambitions démesurées de parents abusifs, fascinés par l'argent, obsédés d'accomplir au travers de leur progéniture les rêves qu'ils n'ont pas eux-mêmes réalisés. Et tout en lui souhaitant toutes les victoires du monde, on était soulagé de voir que, dans ces premiers mois de sa carrière professionnelle, Martina Hingis ne battait pas toutes ses adversaires et n'atteignait pas les sommets.

Le plus «absolu talent», s'il peut vaincre à lui seul la force brute, ne peut vaincre la force alliée à la technique. Une gazelle ne dépasse pas une voiture de course. On se souvient peut-être du premier Wimbledon d'une certaine Stefanie Graf, âgée de quinze ans, qui batailla longtemps contre une adversaire anglaise deux fois plus âgée qu'elle, stupéfaite de cette résistance ingénieuse et brillante, mais qui finit tout de même par vaincre parce qu'elle était plus forte. Et la petite Stefanie pleurait doucement sur son banc, croyant avoir échoué. Mais on pouvait déjà sentir que ce n'était qu'une apparence. Sa défaite était infiniment moins importante que son jeu. Sa défaite était victorieuse et sage. Les défaites de la toute jeune Martina Hingis furent empreintes de la même sagesse, volontaire ou non. Une sagesse dont on a crédité sa mère et son entourage, attentifs à ne pas la brûler en contraignant son corps à des efforts disproportionnés, et surtout, soucieux de ne pas l'épuiser moralement en exigeant d'elle trop de victoires, trop tôt.

Melanie Molitor n'a-t-elle pas déclaré: «Mon amour pour Martina n'aurait en rien changé si, au lieu d'être star du tennis, elle avait été palefrenière»? Cela est vrai, n'en doutons pas; d'autant plus vrai que les chevaux n'apparaissent pas par hasard dans ce propos maternel. Et que la fille qui les soigne à l'écurie est aussi celle qui les monte au grand air, entre forêts et châteaux. Que ce soit par amour ou par ambition bien raisonnée, ou les deux à la fois, Melanie fut sage, et c'est à mettre à son crédit. Mais les adultes sont une chose; l'enfant, sa volonté, sa conscience d'elle-même, en sont une autre, qui ne compte pas moins. A quatorze ans, la petite fille a deux fois l'âge de raison.

Très tôt, Martina comme Stefanie apparaissent assez sûres de leur valeur pour échapper à la nécessité frénétique d'en hâter la manifestation. Ce qui, pour la plupart, serait une médiocre excuse («je suis le meilleur malgré les apparences, je ne gagne pas mais je vaux mieux que tout le monde») devient chez elles une vérité d'évidence: la valeur n'attend pas le nombre des années, et précède aisément celui des victoires, qui du coup ne sont plus des examens de passage, mais des effets secondaires, de simples signes d'excellence, des signaux de lumière à l'intention de ceux qui n'auraient pas su voir.


Les victoires et les exploits précoces, pourtant, ne manquent pas. Au début de l'année 1995, à quatorze ans et quatre mois, Martina devient la plus jeune joueuse de l'histoire à gagner un match aux Internationaux d'Australie. A Roland-Garros, la même année, elle franchit deux tours. Durant la première de ces deux rencontres, elle montre des nerfs d'acier trempé dans un lac tranquille: elle sauve trois balles de match avant de l'emporter. Exactement comme lors de son premier test professionnel contre Patty Fendick, et sans doute comme lors de toutes ses victoires antérieures, on ne sait pas très bien si c'est Martina qui gagne ou l'adversaire qui perd par sa propre faute.

Par sa propre faute? Qu'est-ce à dire? On sait que le tennis recourt, dans ses statistiques, à la notion de «faute non provoquée», concept commode, mais philosophiquement problématique: à l'exception de la double faute au service (et encore, celle-ci peut être provoquée par l'attitude de l'adversaire, qui par exemple s'avance «au bluff» pour troubler le serveur), tous les coups, par définition, sont des répliques, des réponses à l'expéditeur. Strictement parlant, toute faute, donc, est «provoquée». Et la toute jeune Martina Hingis a précisément, à cet égard, le génie de la provocation secrète. Comment fait-elle? Sans doute faut-il compter avec ce qu'on appelle l'«ascendant psychologique». Celui qu'exercent les êtres pour qui la victoire n'est pas à conquérir, mais seulement à manifester.

Mais l'ascendant psychologique ne peut pas tout faire. Il faut aussi l'intuition des faiblesses de l'adversaire, l'exactitude dans l'audace. Bien plus encore, cette forme d'intelligence qui permet la vision synthétique de la partie. Etrange vertu, difficilement explicable, parce qu'elle semble impliquer une anticipation réelle, la connaissance réelle d'un temps qui n'est pas encore écoulé, qui n'a pas encore eu lieu. Pourtant c'est bien l'impression paradoxale que donne Martina Hingis, et qu'un observateur traduisait ainsi: ne dirait-on pas que dans sa tête, à l'avance, chaque match est joué?

Quand les spécialistes louent, chez les champions, le pouvoir de négocier mieux que quiconque les «points importants», peut-être sont-ils victimes d'une illusion d'optique. Bien jouer les «points importants», ce n'est pas maîtriser l'instant, ce n'est pas mobiliser efficacement toutes ses ressources physiques et mentales pour un geste unique et suprême. C'est au contraire dominer l'entier de la partie, c'est épouser toute sa courbe, c'est la connaître avant le temps.

La faiblesse passagère d'un grand joueur sur des points «secondaires», faiblesse qui nous paraît dommageable puisqu'elle menace de l'entraîner dans des situations délicates, est probablement déjà la conséquence d'une concentration, comme anticipée, sur les fameux «points importants». Le «point important», gagné par le champion, a été médité, préparé, ajusté pendant toute la durée antérieure, tel ce fameux tableau qui, au peintre Horace Vernet, prit une semaine et toute sa vie. La victoire se décide sur un instant, elle se construit sur tous. Le grand joueur a le champ de conscience le plus large; il tire les leçons du passé, même si ce passé n'est âgé que de dix minutes ou de dix secondes.

L'intelligence, en tout domaine, c'est d'abord l'intelligence du temps. Comme si la vitesse de la pensée, fusant dans l'espace de la quatrième dimension, pouvait dépasser celle de la lumière. Et dans ces conditions tout change, les physiciens nous en assurent. Le dieu Chronos lui-même est bousculé, s'essouffle et finit en retard à ses rendez-vous. C'est peut-être en songeant à cela que Mary Pierce, après sa finale perdue de Melbourne, s'est écriée: «Martina? C'est Madame Einstein!»
Etienne Barilier


© L'HEBDO N° 14, 3 avril 1997